(préface du livre TOUT FLUX) 


Don't think you knew you were in this song *

C’est toujours la même sensation, face aux dessins de Océane Moussé, une bande son m’envahit et deux chansons s’imposent. Les mots sont là, clairs et distincts, comme dans « Five Years » où Bowie est submergé par les sons, des téléphones hurlent de tous côtés, des gamins pleurent, ses mélodies préférées se bousculent dans sa tête, son cerveau est prêt à exploser. L'empathie qu'il a pour ceux qu'il croise le paralyse. C'est la rumeur d'un monde en détresse après l'annonce de la catastrophe finale. Le bouleversement vient d'une perturbation climatique anecdotique chez Diabologum, " Quand j'ai ouvert les yeux le monde avait changé, au milieu du mois d'août je crois qu'il a neigé ...", ici aussi le quotidien est ébranlé dans ce qu'il a de plus anodin. L'environnement glisse abruptement de la normalité à l'étrangeté la plus troublante.

Introduction bruyante pour un travail qui s'offre pourtant en douceur ! Le dessin se donne à voir. Nous pouvons à loisir laisser errer notre regard sur la page. Dans ce face à face, il n'y a aucune contrainte de lecture. Le regard suit ses propres sinuosités. Chez Océane, la feuille et les traits qui l'habitent aménagent le rythme de la vision. Souvent deux espaces sont délimités. Une zone vierge, blanche, lumineuse, c'est le ciel. Dessous, progresse lentement une multitude vivante de brins d'herbe, une foule végétale qui semble vouloir dévorer le papier. Un univers inconnu et étrange, la plupart du temps désert, qui lorsqu'il se peuple, s’anime d'un défilé inattendu et silencieux ! " Les touristes " dans leurs processions ordonnées et serviles envahissent l'espace. Ils fendent la prairie ondulante sans y laisser de traces, comme si cette horde méthodique ne pouvait modifier durablement le paysage. Colonnes absentes et fantomatiques qui délicatement épargnent la terre. Nous sommes plongés ici dans un fantastique discret. Les hommes sortent de terre et y retournent dans un mouvement d'une normalité confondante. Parfois même, ils empruntent des escaliers roulants ! En y regardant de plus près ces voyageurs là ont parfois des bagages qui laissent planer un doute amer. Une atmosphère de résignation empreint ces migrateurs des prairies. Les congés payés ne semblent pas l'unique motivation à leurs déplacements. Si c'est une fuite, elle se fait dans le plus grand calme. Si c'est un exode, il est incroyablement apaisé. Chacun a sa posture, les attitudes sont variées, comme l'herbe, chaque humain a sa propre identité ! La grande majorité suit docilement le cours du fleuve, d'autres plus rares esquissent des regards curieux, leurs yeux fixent des éléments hors champ, ils sont actifs, ils observent et paraissent entrevoir d'autres réalités. Réalités, peut-être contenues dans d'autres dessins, ceux dans lesquels évoluent ces étranges personnages qui pilotent des tondeuses ! Des effaceurs sans touche "erase", mais Attila(s) mécaniques ils laissent dans leur sillage une traînée blanche, dépeuplée, silencieuse ! Personnages solitaires, leur incidence sur le dessin semble décuplée par rapport aux essaims bornés qui oscillent entre surface herbeuse et gouffres invisibles. Les faucheurs donnent la mort, pendant que la masse laisse s'exprimer son panurgisme naturel. Messie et guides sont absents, pas une silhouette lumineuse pour ouvrir la marche d'un énième chemin de croix. Les confins et les profondeurs de cette prairie-monde désertique ne laissent entrevoir aucune liberté d'action. Les chemins absents y sont tracés, et les serres et belvédères quelque fois convoqués, inaptes à désamorcer l'inéluctable.

Les lignes sont claires, précises, l'intensité naît de leur nombre et de leur densité. De la mer hachée, infinie et de la lumière irradiante émerge un malaise inidentifiable. Un dessin de lumières, d'ombres et de mystères, des traits en mode mineur, une frénésie à la fois syncopée et apaisée d'où sourd une atmosphère unique et imperceptiblement troublante.

Océane Moussé offre un univers où la magie opère, le temps est suspendu, l'espace immobile, l'équilibre fragile et les êtres ne sont plus que des rêves suspendus à la rythmique de sa main. Des vies défilent. L'œuvre nous laisse seul, piètre interprète d'un monde où le tragique pourrait facilement être désamorcé par une lecture aux relents diurnes. Un doute poétique plane dans ces dessins qui laisse toute interprétation ouverte à nos humeurs.

Manuel Pomar.

* extrait de Five Years, David Bowie dans "The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars", 1972, RCA Records.




Don't think you knew you were in this song *

Facing Océane Moussé's drawings, I'm always overcome by the same feeling: a
soundtrack fills my head and two songs emerge. The words are here, clear and distinct
as in « Five Years » when Bowie is overwhelmed by sounds, phones bellowing from
everywhere, kids crying, his head bustling with his favorite melodies, his brain on the
verge of explosion. He's paralyzed by the empathy he feels for those he meets. This is
the murmur of a world in distress after the news of the ultimate catastrophe. According
to Diabologum, the upheaval is caused by an anecdotic climatic disturbance :”When I
opened my eyes the world had changed, in the middle of August I think it snowed...”. Here
too, day-to-day life is being shaken-up in what is mostly insignificant. The surroundings
abruptly slide from normality to the most unsettling strangeness.

A somewhat noisy introduction to describe drawings that offer themselves to be seen
with such gentleness. We can let our eyes pleasurably wander on the page. There is no
coercion in this one-to- one encounter. The eyes just read the page following their own
curves. In Océane's work, the sheet of paper and the lines inhabiting it build the rhythm
of vision. Most of the time, two spaces are delineated: a blank area, white and luminous:
the sky. Below, a multitude of lively blades of grass slowly spread, as a vegetal crowd
willing to devour the paper. A strange and unknown universe, deserted most of the time.
And when peopled, it is livened up by an unexpected and quiet parade. “The Tourists” fill
the space with their organized and servile processions. They slit the undulating prairies
leaving no trail behind, as if this methodic horde couldn't impose a long term change on
the scenery: they are ghostly absent columns delicately sparing the earth. We are plunged
in a discreet unreality. Men come out of earth and return to it with an unsettling normality,
sometimes even using escalators! Looking closer, these travelers sometimes carry
luggage, which raises a sense of bitter uncertainty as they migrate through the prairies
with resignation. Paid holidays don't seem to be the only thing motivating their migration.
If an escape, it is done calmly. If an exodus, it is incredibly peaceful. Each traveler has
his own posture; the attitudes vary: like the grass each human has his own identity ! The
majority obediently follows the course of the river, few others throw curious glimpses, their
eyes actively staring at elements outside the frame. They observe and maybe foresee
other realities. Other realities maybe to be found in other drawings, the ones in which
strange people driving mowers evolve ! Erasers with no “erase” button; mechanical
Attila(s) leaving a white silent inhabited trail in their wake ! The impact of these lonesome
characters on the drawing seems multiplied compared to the limited hives swaying from
grassy surfaces to invisible abysses. The reapers bring death while the masses naturally
follow the herd, unguided, without Messiah nor luminous silhouette leading the way to an
umpteenth Way of the Cross. The borders and the depths of the deserted prairie-world
show no freedom of action. The absent paths are drawn, the greenhouses and gazebos
sometimes summoned, unfit to defuse the inevitable.

The lines are light and precise. The intensity arises from their countlessness and density.
An unidentifiable unease emerges from the infinite lacerated sea and the radiating light.
A drawing of lights, shades and mysteries with lines in minor key. Both a syncopated and
soothed frenzy from which a unique and imperceptibly disturbing atmosphere wells up.

Océane Moussé offers us a universe where magic takes place, suspended in time,
motionless in space. The fragile balance and the human beings have become dreams

hanging from the cadence of her hand. Lives unfold. The work of art abandons us, poor
interpreters of a world where the tragedy could easily be deactivated by a diurnal reading
of it. A poetic doubt floats in these drawings, leaving us free to interpret according to our
moods.

Manuel Pomar.

* extract from “Five Years”, David Bowie in "The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the
Spiders from Mars", 1972, RCA Records