ENTRETIEN avec Anaïs Delmas

Il est des hommes migrants dans le trou du dessin, comme sous la terre…


En lisant les dessins d’Océane, je lui demandai pourquoi aborder si franchement la faille, le trou, un certain happement par un néant autre, inconnu. Et ayant l’esprit, à ce moment de la visite, habité par la « sale histoire » de Jean Eustache, une question sortit spontanément de ma bouche avant de me raccrocher aux personnages des toiles, ces sujets mousséiens…

- Pourquoi s'intéresse-t-on au trou ?

Tout d'abord, dans chacun de mes dessins, une action est représentée, située dans un pré. Le trou n'est pas une entité en soi. Il fait fonction de hors champs, et me permet que le dessin fasse corps avec son support.

Je m'explique,
dans certains autres de mes dessins, des personnages tondent le pré. Non seulement, ils tondent le pré, mais ils construisent également le vide du dessin. Plus ils passent de temps à tondre moins j'ai besoin de temps pour dessiner des brins d'herbe, car les tondeurs laissent de l'espace vide sur leur passage. L'espace représenté et l'espace du papier s'entremêlent. Dans les dessins avec les failles, ou les trous, cela part du même principe, le trou relève du même procédé.
Dans le diptyque par exemple, une foule de personnages sortent d'un trou situé à la fois dans le pré et dans la feuille de papier.
Ce qui se passe dans le dessin rend ce même dessin complètement autonome.
La foule ne rentre pas dans le champs de vision par l'extérieur mais bien par l'intérieur même du dessin, et disparaissant dans l'horizon, elle disparait également dans le dessin.
Pour autant le trou permet un hors champs, un espace qui fait du pré un élément physique. Le pré n'est alors plus seulement le terrain, ou disons le décors de ce que je met en scène, mais il devient matière, avec un dessus, un dedans, et pourquoi pas un dessous.
Le pré ici est un espace qui peut être introduit, dont on peut sortir ou rentrer à sa guise.
Ainsi, dans le deuxième dessin, une deuxième foule, peut-etre la même, arrivent dans une même marche serpentine depuis l'horizon et réintègre une faille dans le pré recouvrant la deuxième feuille de papier.

Si le pré ici peut-être introduit, il est également tondu, coupé, ratiboisé dans les dessins mettant en scène les tondeurs à gazon qui laissent des espaces vides comme des coups de gommes sur leur passage, et le dessin semble s'effacer alors qu'il n'a jamais même existé à proprement parlé.

Le pré, grâce au trou et aux tondeuses devient une matière à pénétrer ou à découper.

D'autre part, le trou comme les tondeuses permettent aussi de créer une circularité dans le dessin, un mouvement, et une forme d'infinité, soit par le parcours des tondeuses sur la feuille de papier et le vide qu'elles créent sur leur passage, soit par l'ouverture, la porte, faisant figure d'entrée ou de sortie qu'est le trou.
La foule n'a ni début ni fin, elle sort d'un trou, et rentre dans un autre trou, peut-être est-ce la même foule qui tourne en rond, peut-etre pas.

- Qui sont ces êtres qui en sortent, qui en réchappent, qui y tombent ou y vont ?

Nous ne savons pas qui sont ces personnages qui en sortent ou qui y rentrent ni où ils vont, tout ce que nous savons c'est qu'ils ont des sacs à dos, des valises, des sacs à main, ce sont donc apparemment des migrants. Dans un dessin, ils sortent d'un trou vers une destination inconnue mais sans aucun doute loin, y a t'il même d'ailleurs une quelconque destination, je n'en suis pas si sure. Dans l'autre dessin, ils entrent dans le pré, mais rien ne nous permet vraiment de
savoir ce qu'il y a dans ce pré.
Si l'on regarde chaque dessin séparément, on peut imaginer deux destinations différentes, une située à la surface, l'autre situé en-dessous, en revanche mis côte-à-côte les dessins nous laisse supposer que la foule tourne en rond.

- Comment ce sujet a-t-il commencé à t'habiter ?

Je crois que je m'intéresse depuis longtemps au cadrage, ça me vient sans doute de mon amour du cinéma. J'aime les premiers plans, les deuxième plans, les hors champs, les panoramiques, les scènes épurées et silencieuses mais aussi les scènes de batailles vues de très haut.
J'aime à la fois ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.
Un de mes premiers dessins du travail que je mène en ce moment représente un couple qui s'enlace au milieu d'un immense pré, c'est a priori la seule chose à regarder, mais le troisième personnage situé au premier plan presque hors-champs, est armé d'un appareil photo et au lieu de photographier le couple, leur tourne le dos et fait face de biais au spectateur.

J'ai ensuite fait un dessin dans lequel un type en maillot de bain se prépare à sauter d'un plongeoir alors que celui-ci est placé dans un pré.
Le hors-champs, le décalage des situations, qui en font des situations absurdes ou poétiques, permettent aussi de s'imaginer une histoire, de ce qu'il y a avant et après. Le trou est donc une suite logique à tout ça, en plus de ce que tout ce que j'ai dit en amont sur l'autonomie du dessin.
J'aime le défilement des images, la façon dont elles s'amènent les unes les autres, mais j'aime aussi pouvoir considérer une image de façon autonome.
En général, je conçois mes images en série plus ou moins grande, il peut s'agir juste de deux dessins comme de quinze, mais je travaille chacune comme si elle était seule.
Le trou est devenu une manière de proposer un avant ou un après à l'intérieur
même d'un même dessin.

Entretien réalisé par Anaïs Delmas